Renaud Van Ruymbeke

 

 

Lundi 2 mai 2011, un petit café du VIIe arrondissement, à Paris. Renaud Van Ruymbeke, 59 ans, est extrêmement concentré, presque tendu. Depuis un an, il fuit les journalistes. Il rature, souligne, noircit les feuillets sur lesquels sont reportées ses propres déclarations, issues d’un entretien accordé quelques semaines auparavant. Ciblé par Nicolas Sarkozy depuis l’affaire Clearstream, le juge ne veut surtout pas prêter le flanc à la moindre critique : pas question de ferrailler publiquement avec le chef de l’État. Mais il n’entend pas non plus que l’on piétine sa réputation.

 

Nicolas Sarkozy le déteste. Plus que tout autre. Une véritable haine. Le juge Renaud Van Ruymbeke symbolise tout ce qu’il exècre. À ses yeux, il personnifie jusqu’à la caricature la fonction de juge d’instruction, ce magistrat prêt à tout, dans son esprit, pour se payer des politiques. Et, c’est vrai, tout oppose les deux hommes. Le premier, extraverti, fan de Johnny Hallyday, ami des stars du show-biz, amateur de vêtements de marque, baignant dans le culte de l’argent. Le second, casanier, passionné de musique classique et adepte des plaisirs simples, pudique, allergique aux m’as-tu-vu. L’un, qui a introduit le bling-bling dans la vie politique française, passe ses vacances sur des yachts de luxe, quand l’autre, réfractaire au téléphone portable, les consacre à faire pousser les tomates du jardin qui ceinture son petit pavillon, dans la banlieue rennaise…

Renaud Van Ruymbeke n’aime pas beaucoup non plus le chef de l’État, mais il refuse de se placer sur ce terrain-là. « Je ne suis en guerre avec quiconque, ni Nicolas Sarkozy ni personne d’autre », dit-il avec gravité. Pas question de s’opposer ouvertement au président de la République, et d’alimenter les soupçons à son encontre. Il est dans une posture délicate : il instruit le volet financier de l’affaire de Karachi, susceptible d’impliquer Nicolas Sarkozy, et se trouve dans le même temps – ceci explique sans doute cela – sous le coup d’une procédure disciplinaire voulue par l’Élysée. On pourrait le suspecter d’utiliser la procédure judiciaire pour régler ses comptes. Surtout maintenant qu’il a pu établir que le financement de la campagne d’Édouard Balladur en 1995, dont Nicolas Sarkozy était le porte-parole, avait été maquillé.

Du coup, depuis que la présidence du tribunal lui a confié, en septembre 2010, cette enquête hyper-sensible, le juge évite les journalistes, filtre les appels à son bureau, se sent épié, redoute un piège. S’il s’exprime enfin, c’est pour affirmer sa position, ne pas laisser prospérer les interprétations fantaisistes, les accusations gratuites.

Renaud Van Ruymbeke n’ignore pas qu’il doit à Nicolas Sarkozy une fin de carrière en queue de poisson. L’un des magistrats les plus emblématiques de sa génération, accusé d’avoir péché par imprudence, ou naïveté, dans ce qui est devenu l’affaire Clearstream, a bien involontairement offert à cette occasion à Nicolas Sarkozy des munitions pour l’abattre, ternir sa réputation. Le chef de l’État ne s’en est pas privé. Lui dit, avec un détachement un peu forcé : « J’ai instruit avec sérénité les dossiers sensibles qui m’ont été confiés, et qui mettaient parfois en cause des politiques au pouvoir. Même si ma carrière en a pâti. Je ne regrette rien. »

De toute façon, le pouvoir ne le lâchera plus. À peine était-il en passe, fin 2010, d’explorer le versant le plus explosif de l’affaire de Karachi, jugée si embarrassante à l’Élysée, que la Chancellerie décidait de lancer, ou plus exactement de relancer, le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) à ses trousses, dans le cadre du dossier Clearstream. « La procédure disciplinaire ranimée devant le CSM par le ministre de la Justice, pour moi, c’est une attaque de plus, mais je la vis très sereinement, cela devient une habitude, relativise le magistrat. Des attaques, rappelle-t-il, ça fait plus de trente ans que j’en subis. À chaque fois que je traite un dossier sensible. Et cela ne m’a jamais empêché de travailler. Au moment de l’affaire Boulin [mis en cause par ses investigations, Robert Boulin, ministre du Travail de Valéry Giscard d’Estaing se suicida en octobre 1979], j’avais déjà été l’objet d’une enquête du CSM, qui m’avait blanchi. La relance de ces poursuites constitue à mes yeux une nouvelle tentative de déstabilisation. Je ne suis pas surpris. C’est une constante dans mon parcours, je me suis toujours heurté au pouvoir : Ramatuelle sous Giscard, Urba sous Mitterrand, etc. »

Être ciblé personnellement par le président de la République n’est tout de même pas banal pour un magistrat. Il martèle : « Cela ne change pas ma ligne de conduite, même si cela donne un écho supérieur aux attaques. Tout cela m’est égal et je n’en tiens pas compte. Je dois continuer à faire mon travail en gardant en tête en permanence cette idée : l’égalité devant la loi. »

Entre Renaud Van Ruymbeke et Nicolas Sarkozy, tout a commencé sur un malentendu. C’était en 1999. Les deux hommes sont conviés à un colloque organisé, à Bordeaux, par l’École nationale de la magistrature (ENM). Avant le débat, un grand déjeuner est organisé dans une brasserie du centre-ville. Les organisateurs, pensant bien faire, installent les deux hommes côte à côte. Malheureuse initiative. Van Ruymbeke, un homme réservé qui fuit les mondanités, abhorre côtoyer les politiques. Comment, lui, ce spécialiste des enquêtes politico-financières, pourrait-il frayer avec ceux sur lesquels il peut être amené à enquêter ?

Sarkozy, au contraire, a le contact facile. En 1999, il est en pleine constitution de sa galaxie, dans les milieux judiciaire, policier, médiatique ou économique. Un réseau sur lequel il va s’appuyer pour conquérir le pouvoir – puis tenter de le conserver. Se trouver à la table de l’un des plus célèbres magistrats de France est une aubaine. Mais, au cours du repas, le juge, volontairement, bat froid son interlocuteur, qui déploie en vain son habituel arsenal de séduction : sourires complices, blagues, confidences… Le clash intervient au dessert, lorsque Nicolas Sarkozy, dans une tentative désespérée, évoque une passion commune aux deux hommes, le football. Pressentant que le maire de Neuilly va le convier à aller voir un match avec lui, le juge lâche, cinglant : « J’aimais le football avant qu’il n’y ait toutes ces histoires d’argent qui ont fini par tout pourrir. »

Affreusement vexé, Nicolas Sarkozy comprend alors qu’il ne tirera rien de ce magistrat décidément buté. Que l’on puisse résister à son charme lui est tout simplement insupportable. Il le vit comme un affront. Lui qui se faisait déjà une piètre image des magistrats… Dans son ouvrage Libre, paru en 2001 (Robert Laffont), ne dit-il pas à leur propos qu’« il est faible de dire qu’ils ont souvent une vision caricaturale de la politique » ? C’est dans ce même livre que Nicolas Sarkozy donna sa version de l’incident, loin d’être anecdotique à ses yeux. Évoquant la sortie de Van Ruymbeke à propos de l’évolution du football, voici ce qu’il en disait : « Sa repartie me stupéfia proprement […]. Je lui répondis qu’une telle aversion pour les “histoires d’argent” était singulière pour un homme qui, à l’époque, était candidat à un poste de premier juge d’instruction au pôle financier à Paris, où les histoires d’argent se trouvent justement être le quotidien. » Traumatisé par la remarque somme toute anodine du juge, le futur chef de l’État rapporta encore dans son ouvrage un autre propos que lui aurait tenu le magistrat : « L’abus de biens sociaux est à l’homme politique ce que la petite culotte est au violeur. » « Outre le goût douteux de la remarque, je lui fis remarquer que le propos était insultant et la comparaison profondément blessante ! » concluait Nicolas Sarkozy. Sauf que Renaud Van Ruymbeke se dit certain de n’avoir jamais prononcé cette phrase…

Au cours du débat organisé à la suite du déjeuner, la tension est vive entre les deux hommes, Nicolas Sarkozy décochant plusieurs flèches à destination du juge, à la grande stupéfaction du public, composé d’apprentis magistrats. Dans le livre Le Justicier (de Dorothée Moisan), qui explore les rapports exécrables qu’entretient Nicolas Sarkozy avec la justice, l’un des participants à cette fameuse journée, le magistrat Jean de Maillard, confirme que la rupture entre les deux hommes « est venue du fait qu’il [Nicolas Sarkozy] n’a pas réussi à séduire Renaud. Au contraire, ça a viré à l’hostilité définitive ».

Lorsqu’on l’interroge aujourd’hui sur cet épisode, Renaud Van Ruymbeke fait dans la litote. « Nicolas Sarkozy et moi avons exprimé des points de vue différents lors de ce débat, déclare-t-il. Nous n’avons pas tenu le même discours. Quand je suis sorti de cette conférence, je ne me suis aucunement senti en conflit avec lui. Il semble en avoir fait une affaire personnelle, ce n’est pas mon cas. C’est vrai que, au cours du repas qui a précédé la conférence, j’ai manifesté une distance à son égard, mais ce n’était évidemment pas dirigé contre lui. Je marque toujours une distance vis-à-vis des politiques, quels qu’ils soient. À mon sens, un juge ne doit pas agir autrement. Il l’a mal pris, manifestement. En ce qui me concerne, je n’ai conservé aucun ressentiment à son égard à l’issue du repas et de la conférence. Je n’ai jamais polémiqué avec Nicolas Sarkozy, ni avec qui que ce soit. Moi, je fais mon travail, sans parti pris aucun, point à la ligne. »

L’actuel hôte de l’Élysée est persuadé du contraire. Il en veut pour preuve l’affaire Clearstream. L’histoire est connue : en avril 2004, Renaud Van Ruymbeke, qui tente en vain d’identifier les destinataires finaux des commissions astronomiques versées en marge de la vente de frégates à Taiwan, en 1991, est mis sur une piste prometteuse par le numéro trois d’EADS, Jean-Louis Gergorin, via l’avocat parisien Thibault de Montbrial. Gergorin lui adresse sous pli anonyme des fichiers – qui se révéleront avoir été trafiqués – émanant de la chambre de compensation luxembourgeoise Clearstream. Ces documents, accompagnés de courriers de dénonciation, sont censés établir que des dizaines de personnalités, parmi lesquelles quatre ministres ou anciens ministres, dont Nicolas Sarkozy, disposent d’avoirs occultes à l’étranger. Les accusations ayant été rapidement jetées sur la place publique, les conseils d’Alain Madelin, Jean-Pierre Chevènement et Dominique Strauss-Kahn, mis en cause, se mettent très rapidement en rapport avec le juge, pour protester de leur bonne foi. Unique ministre en exercice (il détient alors le portefeuille de l’Économie et des Finances), Sarkozy est aussi le seul à n’entreprendre aucune démarche.

Désireux de mettre cette histoire au clair, « VR », comme le surnomment ses collègues du palais de justice de Paris, expédie dès l’été 2004 plusieurs commissions rogatoires internationales (CRI). Toutes concluront à la fausseté des informations communiquées au magistrat. La CRI concernant Nicolas Sarkozy, accusé d’avoir ouvert des comptes à la Banca Popolare di Sondrio sous les patronymes De Nagy-Bocsa, rentrera d’Italie pour être versée au dossier en novembre 2005 seulement. Un délai anormalement long, estime Nicolas Sarkozy – même si le magistrat français n’y est strictement pour rien. Dans son livre Témoignage (XO, 2006), Sarkozy ironisera : « Heureusement que le juge Van Ruymbeke a la réputation d’être compétent. Qu’est-ce que cela aurait été sinon ? » Il ajoutera que le magistrat « n’y avait pas été avec le dos de la cuillère, j’étais ni plus ni moins suspecté d’avoir touché des rétrocommissions sur la vente, en 1991, des frégates de Taiwan. Cela n’avait aucun sens puisque j’étais devenu ministre en 1993, deux années après la signature du contrat ». Une façon de ridiculiser le juge, Nicolas Sarkozy faisant mine d’oublier au passage qu’il avait, en qualité de ministre du Budget dans le gouvernement Balladur (1993-1995), signé en 1993 un avenant au mirifique (plus de 2 milliards d’euros) contrat des frégates.

Fin 2005, Nicolas Sarkozy est donc officiellement blanchi des accusations lancées contre lui. À cette date, il était de toute façon déjà acquis que toute cette histoire relevait d’une manipulation grossière. M. Sarkozy attendra le 31 janvier 2006 pour se constituer partie civile dans la procédure pour « dénonciation calomnieuse » lancée dès septembre 2004. Entre-temps, il y a eu l’audition de trop. Au mois de décembre 2005, Renaud Van Ruymbeke a décidé de convoquer Jacques Heyer. Inconnu du grand public, cet homme d’affaires suisse est suspecté de longue date d’avoir géré des fonds occultes au profit de personnalités de la droite française. Or un magistrat de haut rang a confié à cette époque au juge que Heyer entretiendrait des liens privilégiés avec Nicolas Sarkozy. L’audition de Heyer n’apprendra rien à Renaud Van Ruymbeke, mais Nicolas Sarkozy en tirera la conclusion définitive que, décidément, ce magistrat ne s’épargnerait aucune démarche pour le mettre en cause. « Van Ruymbeke me cherche », confie-t-il à cette époque, furibard, à son entourage. Depuis cette date, l’hostilité a viré à l’exécration.

« Je ne comprends pas les attaques de Nicolas Sarkozy, elles n’ont aucun fondement. S’il pense que j’ai cherché à le déstabiliser, il se trompe. J’ai fait mon travail exactement comme je devais le faire, proteste aujourd’hui le magistrat. Je rappelle que, dans l’affaire Clearstream, objet semble-t-il de son courroux, c’est moi qui ai apporté la preuve, dans le cadre de l’enquête sur les frégates de Taiwan, que son compte, comme d’autres, n’existait pas, ce qui lui a ensuite permis de se constituer partie civile dans le dossier de dénonciation calomnieuse. » Sur ce sujet, le juge est intarissable, au risque de paraître obsessionnel. Clearstream le poursuit comme un cauchemar récurrent. Lors du procès en appel, en mai 2011, il a concédé ceci : « J’ai été naïf. » Il ne rate jamais une occasion de se justifier, de plaider sa bonne foi. Il brandit son intégrité comme un étendard, lui qui, un jour, exigea de payer un PV que des gendarmes, l’ayant reconnu, lui proposaient de faire sauter ! Son parcours plaide pour lui, mais Renaud Van Ruymbeke ne supporte pas que certains continuent d’exploiter cette affaire pour mettre en cause ses qualités professionnelles. Le pouvoir sarkozyste l’a bien compris, appuyant avec cruauté sur le point sensible à la moindre occasion.

Les deux juges en charge de l’affaire Clearstream, en révélant les dessous de la manipulation, vont, au printemps 2006, apporter à Sarkozy la tête de Van Ruymbeke sur un plateau. Leur enquête révèle en effet que VR connaissait parfaitement, depuis le départ, l’identité du corbeau, à savoir Jean-Louis Gergorin, ce qu’il s’était bien gardé de dire à quiconque, en vertu de l’engagement moral qu’il avait pris avec celui qu’il tenait pour un informateur fiable. Les proches de Nicolas Sarkozy soufflent sur les braises. Philippe Courroye, encore juge d’instruction et déjà intime du futur chef de l’État, accable son collègue dans les médias. Pris dans la tempête, Renaud Van Ruymbeke est déstabilisé.

Trop heureux de l’aubaine, celui qui est redevenu ministre de l’Intérieur « pour se protéger » pense tenir l’occasion d’en finir avec le magistrat. Il charge le garde des Sceaux, Pascal Clément, de s’en occuper. Le ministre de la Justice, qui pèse d’un poids dérisoire dans le gouvernement Villepin, ne peut résister au président de l’UMP. Il s’exécute, annule un voyage à Moscou et saisit en urgence d’une enquête l’Inspection générale des services judiciaires (IGSJ). Surtout, il sanctionne d’office le magistrat en ajournant sine die sa promotion (il devait être nommé président de chambre à la cour d’appel de Paris). Nicolas Sarkozy jubile. Il tient sa revanche. Ou plutôt sa vengeance. Pourtant, en septembre 2006, le premier président de la cour d’appel de Paris, Renaud Chazal de Mauriac, jette un froid : en dépit des recommandations de la Chancellerie, le supérieur de VR se refuse à saisir le Conseil supérieur de la magistrature (CSM). Dans son rapport, le haut magistrat estime qu’il ne lui « semble pas possible de considérer comme un manquement à la déontologie le fait d’avoir rencontré un témoin, M. Gergorin, en dehors des locaux judiciaires et sans être assisté d’un greffier ». Il ajoute que le juge a au contraire fait « preuve d’une grande prudence » et d’« un incontestable professionnalisme ». Contrarié, Nicolas Sarkozy fait rapidement savoir qu’il est hors de question que le juge s’en tire à si bon compte. Il déclare au 20 heures de TF1, en octobre 2006, qu’il a été mis en cause dans le dossier Clearstream « sur la base du mensonge d’un corbeau qui s’était allié avec un juge ». Une pique assassine.

Le ministre de la Justice sait ce qu’il lui reste à faire. En février 2007, passant outre aux conclusions du premier président de la cour d’appel, il renvoie VR devant l’instance disciplinaire compétente pour juger les magistrats, le CSM. Le Conseil supérieur de la magistrature va prudemment attendre que l’élection présidentielle soit passée – on ne sait jamais – avant de rendre, en novembre 2007, sa décision. Ou plutôt sa non-décision. En effet, le CSM préfère surseoir à statuer : il se dit incapable de se prononcer tant que la procédure Clearstream ne sera pas allée à son terme. En clair, la promotion du magistrat Renaud Van Ruymbeke est, au minimum, gelée pour des années. Une sanction qui ne dit pas son nom. Et une épée de Damoclès suspendue au-dessus de la tête du magistrat. Cela peut toujours servir.

D’ailleurs, cela va servir.

Cette fois, Nicolas Sarkozy, devenu chef de l’État, peut triompher. Marginalisé au palais de justice de Paris, Renaud Van Ruymbeke, désireux depuis des années de quitter l’instruction, doit se résoudre à reprendre le chemin du pôle financier, où certains de ses collègues le regardent désormais de travers. Sa légendaire moustache blanchit à vue d’œil. Démoralisé, lui qui carbure à l’adrénaline, il constate que la présidence du tribunal ne lui confie plus de dossiers sensibles.

Mais, à trop mépriser la magistrature, Nicolas Sarkozy a fini par sous-estimer sa capacité de rébellion – il est vrai traditionnellement assez faible. Un vent de fronde souffle avec une vigueur particulière dans les rangs des juges du siège – statutairement indépendants – qui multiplient à partir de 2009 les gestes de défi à l’égard du locataire de l’Élysée. Résultat : lorsque, à la fin du mois d’août 2010, le parquet de Paris ne peut faire autrement qu’ouvrir une instruction sur les arrière-plans financiers de l’attentat de Karachi, une affaire susceptible de menacer Nicolas Sarkozy, la présidence du tribunal confie l’enquête à Renaud Van Ruymbeke. Ce dernier va pouvoir explorer les dessous du contrat Agosta (la vente de sous-marins au Pakistan, signée en 1994 par le gouvernement Balladur). Pour le juge, ce dossier à manier comme de la nitroglycérine est une aubaine, une occasion inespérée de se remettre en selle. Et de régler ses comptes avec son persécuteur ? L’accusation, en forme de procès d’intention, le scandalise. On ne manque évidemment pas de la colporter au Château, où la désignation de VR a été vécue comme une provocation. Nicolas Sarkozy ne peut pourtant s’en prendre qu’à lui-même : après tout, s’il n’avait pas pesé de tout son poids, en 2006, pour geler la promotion du magistrat, ce dernier aurait quitté l’instruction depuis longtemps…

Pire pour l’Élysée : Renaud Van Ruymbeke va obtenir, à la fin de l’année 2010, l’élargissement de l’enquête, jusque-là soigneusement limitée par le parquet aux délits mineurs d’« entrave » et de « faux témoignage », à des faits d’« abus de biens sociaux », c’est-à-dire en fait d’éventuelles rétrocommissions en marge des ventes d’armes qui auraient pu alimenter le camp balladurien, dans la perspective de la présidentielle de 1995. À l’époque, Nicolas Sarkozy était ministre du Budget et porte-parole de la campagne d’Édouard Balladur. En coulisse, un intense bras de fer a opposé le juge au parquet. Pour obtenir l’autorisation d’étendre son enquête, VR a logiquement demandé le feu vert du ministère public, à savoir un réquisitoire supplétif. Comme aux échecs, le procureur de Paris, Jean-Claude Marin, redoutable technicien du droit, a d’abord pris le temps de la réflexion, avant de choisir finalement d’ouvrir une procédure distincte. Donc de déclencher une enquête spécifique sur le volet le plus délicat de l’affaire : les rétrocommissions.

Qui dit nouvelle enquête dit éventuellement… nouveau juge. Renaud Van Ruymbeke, à ce moment-là, est convaincu qu’il va être dépossédé de l’aspect central du dossier. Il va être sauvé par l’intervention décisive du remuant Olivier Morice, avocat de plusieurs familles des victimes de l’attentat de Karachi, parties civiles dans l’enquête. Me Morice va faire parvenir en urgence, dans la soirée du 13 décembre 2010, à la présidente du tribunal Chantal Arens, qui a la responsabilité de désigner les magistrats instructeurs, une lettre au ton comminatoire. « Les parties civiles ne sont pas dupes de la volonté de “saucissonnage judiciaire” du parquet, tonne Me Morice, qui menace : Si l’objectif recherché est de voir désignés d’autres juges que le juge Van Ruymbeke, pour se retrouver dans une situation de conflits de juges avec la volonté non dissimulée de le dessaisir sachant que, d’après les propos tenus par le président de la République Nicolas Sarkozy, le juge Van Ruymbeke ne manque pas de lui déplaire (propos du 20 novembre tenus à Lisbonne devant des journalistes), les parties civiles ne resteront ni inertes, ni silencieuses… » Me Morice fait ici allusion à un énième dérapage du chef de l’État devant des journalistes, en marge d’un sommet de l’OTAN. Ulcéré d’être questionné sur l’affaire de Karachi, il salua ces derniers d’un surréaliste : « Amis pédophiles, à demain ! », après s’en être pris une nouvelle fois à sa bête noire, dans une sortie tout en sous-entendus : « Pendant deux ans, on m’a poursuivi pour l’affaire Clearstream au Luxembourg. Tiens, c’était Van Ruymbeke aussi ; tiens, c’était le même ; alors, c’est curieux, tiens… »

Mise sur la place publique par la presse, la missive d’Olivier Morice va produire l’effet escompté. Embarrassée, la présidence du tribunal va se résoudre à codésigner, pour enquêter sur les éventuelles rétrocommissions, Roger Le Loire et… Renaud Van Ruymbeke. Histoire de sauver la face, la présidence du TGI nomme VR juge numéro deux seulement, mais peu importe : c’est bien lui qui est en charge de l’aspect de l’affaire le plus embarrassant pour le pouvoir. La manœuvre visant à écarter VR a échoué. Nicolas Sarkozy n’a pas fini d’enrager. Ni de s’inquiéter.

À la même période, se nouait dans l’ombre une autre intrigue, qui sera mise au jour le 23 mars 2011 seulement, dans les colonnes du Monde. Renaud Van Ruymbeke découvre avec stupeur ce jour-là que la procédure disciplinaire le visant (elle avait été, on s’en souvient, bloquée au CSM dans l’attente d’une décision définitive dans l’affaire Clearstream) a été relancée dans la plus grande discrétion au début du mois de décembre 2010. « Le ministère de la Justice a reçu [les] documents de la cour d’appel en novembre 2010, et a transmis les 58 tomes du dossier au CSM le 3 décembre. Cela a permis la reprise de la procédure disciplinaire », indiquera à l’Agence France-Presse la Chancellerie pour se justifier. L’argument ne trompe personne. Pourquoi réactiver cette procédure alors que le procès en appel, qui s’est tenu en mai 2011, n’avait même pas encore eu lieu ? Et s’il y avait urgence, alors pourquoi ne pas avoir agi dès le prononcé du jugement de première instance, en janvier 2010 ? Pourquoi, encore, ranimer cette histoire précisément au moment où le magistrat orientait ses investigations dans l’affaire de Karachi sur la piste des rétrocommissions ?

« Dans mon parcours professionnel, j’ai toujours subi des attaques émanant de personnalités politiques, rappelle le magistrat. Mais elles ne m’ont jamais empêché de faire mon travail sereinement, ni de mener mes investigations à leur terme. Ces attaques personnelles correspondent à une pratique, un comportement, que l’on peut déplorer mais que l’on retrouve dans les affaires politico-financières les plus sensibles. On veut empêcher le juge qui dérange de faire son travail, c’est un grand classique. Par exemple, dans l’affaire de Ramatuelle [mettant notamment en cause Robert Boulin], j’ai subi des attaques violentes dont j’ai pu prouver qu’elles étaient dénuées de fondement. D’ailleurs, cette affaire s’est terminée par un procès et une condamnation. Ensuite, j’ai subi des attaques personnelles dans l’affaire du financement du Parti socialiste, puis encore dans l’enquête sur le Parti républicain ! Or cela ne m’a jamais empêché de faire mon travail. »

S’il feint aujourd’hui l’indifférence, Renaud Van Ruymbeke est plus affecté qu’il ne le dit par les attaques personnelles dont il a été la cible à plusieurs reprises déjà. Y compris celles émanant de Nicolas Sarkozy. « La difficulté pour un juge lorsqu’il est attaqué, c’est qu’il ne peut pas répondre, explique-t-il. Je me souviens d’avoir énormément souffert au moment de la découverte des lettres posthumes de Robert Boulin me mettant en cause. Mais je ne pouvais pas répondre, car il était mort. J’ai été vraiment touché, et cela m’a en quelque sorte vacciné pour la suite. J’ai appris depuis à relativiser beaucoup de choses. Du coup, même si ce n’est jamais agréable, lorsque j’ai ensuite à nouveau été attaqué, j’ai pu mettre de la distance. Il faut bien comprendre qu’un juge qui répond sort de sa neutralité. Il peut y avoir des attaques menées précisément dans ce but : on tente de déstabiliser le juge, on le provoque, il répond, et on a un excellent prétexte pour le faire dessaisir. Donc, la seule solution consiste à prendre du recul. Quand les chiens aboient, la caravane passe ! »

Mais, parfois, les chiens aboient si fort que la caravane s’arrête. Même statutairement indépendants comme les juges d’instruction, les magistrats restent soumis, d’une manière ou d’une autre, aux caprices des politiciens, qui ont une fâcheuse tendance à considérer la justice comme leur chose. « Un certain nombre d’hommes politiques, sans doute parce qu’ils se sont sentis longtemps protégés, n’acceptent pas ces enquêtes dites “politico-financières”, confirme Renaud Van Ruymbeke. Notre histoire est riche de scandales étouffés (Panama, Stavisky…). Nombre d’entre eux se sont sentis longtemps intouchables. C’est regrettable, car ils devraient savoir que personne n’est au-dessus des lois, surtout pas ceux qui les votent ou les font appliquer. » Voilà typiquement le genre de propos moralisateurs qui agacent tant Nicolas Sarkozy. Décidément, les deux hommes sont irréconciliables, ou plutôt inconciliables.

En fait, le chef de l’État s’est trompé sur son compte : Renaud Van Ruymbeke n’est pas antisarkozyste. C’est l’anti-Sarkozy.

Sarko M'a Tuer
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Davet,Gerard&Lhomme,Fabrice-Sarko m'a tuer(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_030.htm
Davet,Gerard&Lhomme,Fabrice-Sarko m'a tuer(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_031.htm